dimanche 19 août 2018

Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel

Voici un livre dont il est bien difficile de parler. Il y a tant à en dire que je peine à savoir comment aborder les multiples sujets dont il traite. Une seule chose est certaine à ce stade : je le relirai pour bien en saisir tous les questionnements, les pistes de réponses et les réflexions partagées. 



L'auteur a eu la brillante idée de mettre en parallèle trois époques : 

*l'arrivée au village d'un groupe de soldats "nazis" (appelons-les ainsi même si ce n'est jamais clairement dit, ce qui renforce d'ailleurs l'universalité du propos), leurs relations avec la population et leur "invitation à la dénonciation des étrangers";

*la vie et la survie dans un camp, les stratégies des victimes face à leurs bourreaux, les rapports des victimes entre elles, les bourreaux lorsqu'ils tombent de leur piédestal;

ET

*l'arrivée au village, en temps de paix, d'un étranger discret mais extrêmement lucide qui, à travers son art, offre à la population un miroir d'elle-même. 

Des êtres humains traversent ces différentes époques et réagissent à ces diverses circonstances.

Il n'y a absolument aucun manichéisme de la part de l'écrivain, juste des constats de ce que nous pensons être, de ce que nous pourrions devenir, de la manière dont les "circonstances" et l'appartenance (ou la volonté d'appartenance) à un groupe peuvent nous conditionner à agir différemment, et parfois cruellement et bien loin de nos "principes". 

J'ai souligné de très nombreux passages et citations au fil de ma lecture. Voici l'un d'entre eux... qui parle de papillons.



The Rex flammae live in groups of about twenty individuals. It's believed that some sort of solidarity exists among them; when one of them finds a quantity of food large enough to nourish the entire group, they all gather for the feast. They frequently tolerate the presence among them of butterflies not of their species, but when a predator suddenly appears, it seems that the Rex flammae warn one another, in who knows what form of language, and take over. The other butterflies that were integrated with the group an instant earlier apparently fail to receive the information, and they're the ones that get eaten by the bird. By providing their predators with prey, the Rex flammae guarantee their own survival. When everything's going well for them, the presence of one or more foreign individuals in their group doesn't bother them. Perhaps they even profit from it one way or another. But when a danger arises, when it's a question of the group's integrity and survival, they don't hesitate to sacrifice an individual which is none of their own.

Les Rex flammae vivent en groupes d'environ 20 individus. On pense qu'il existe une sorte de solidarité entre eux; quand l'un d'entre eux trouvent une quantité suffisante de nourriture pour le groupe entier, ils se regroupent pour en profiter tous ensemble. Ils tolèrent fréquemment la présence parmi eux de papillons qui ne sont pas de leur espèce, mais quand un prédateur apparaît soudain, il semble que les Rex flammae se préviennent les uns les autres, dans une certaine forme de langage un peu mystérieuse, et ils disparaissent. Les autres papillons qui faisaient partie du groupe un instant plus tôt semblent ne pas recevoir cette information, et ils se font manger par l'oiseau. En offrant des proies à leurs prédateurs, les Rex flammae garantissent leur propre survie. Quand tout va bien pour eux, la présence d'un ou plusieurs étrangers dans leur groupe ne les dérange pas. Peut-être même qu'ils en profitent d'une manière ou d'une autre. Mais quand un danger se présente, quand il est question de l'intégrité du groupe et de sa survie, ils n'hésitent pas à sacrifier un individu qui n'est pas l'un des leurs. (traduction non-officielle réalisée par mes soins)

Même après 15 ans au Canada, je sais que ma famille et moi serons parmi les premiers à être sacrifiés si une menace se présentait. C'est humain. 

Je sais aussi que je suis parfois dans ma vie passée de "l'autre côté". J'essaie de penser, d'analyser avant d'agir, j'essaie d'être juste, mais parfois les "circonstances" nous laissent peu de choix et nos faiblesses prennent le dessus. Par la suite, on a honte, cela nous hante, mais... la vie continue. 

(Petite note pour que les imaginations ne travaillent pas trop tout de même : j'ai sacrifié un chat, j'ai accepté de l'envoyer à la SPCA pour que ma famille puisse aller de l'avant et avoir un logement. La pauvre bête n'y était pour rien, mais la propriétaire était intraitable, c'était la condition. J'ai discuté un peu, mais j'ai fini par accepter. Je n'ai pas été capable de mettre moi-même le chat dans la cage, j'ai demandé à quelqu'un de le faire à ma place, mais... il est parti pour la SPCA. Je n'arrive pas à me le pardonner.)

C'est sans doute ce qui m'a le plus bouleversée dans le livre de Claudel, comme cela m'avait aussi laissée sans voix à la fin du magnifique film de Costa-Gavras « Amen », tout redevient NORMAL assez rapidement... comme si rien ne s'était passé. On fait un rapport et... on continue son chemin. 

L'être humain est infiniment fragile et malléable. Être quelqu'un de bien est un combat quotidien.   



Cette lecture comble la colonne PRÉNOM de ma première ligne du Petit bac 2018 chez Enna.

4 commentaires:

  1. J'ai lu ce roman il y a un sacré bout et j'avoue que je n'avais pas trop accrochée dû au fait qu'au moment de cette lecture, j'en avais pas mal lu sur ce thème mais avec l'intention de le relire un de ces jours. Puis après la lecture de ton billet, je constate que je vais sûrement m'y replonger bientôt. Très beau billet gentille dame.

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    1. Ton commentaire est hyper intéressant, car au début je n'ai pas accroché non plus et j'étais même un peu agacée par ce livre "qui parle du nazisme sans vraiment en parler".

      Puis, à un moment donné, j'ai eu un déclic (je ne me souviens plus exactement à quelle page, mais vers le tiers du livre) et j'ai cessé de penser "nazisme" pour passer en mode "l'être humain et ses faiblesses".

      Le livre est alors devenu comme un miroir et j'ai vraiment pu m'enrichir des réflexions qu'il nous invite à avoir sur nous-même et notre relation aux événements tout autour de nous.

      Je veux aussi le relire un de ces jours. On pourrait se programmer une lecture commune ;-)

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  2. Oui, je suis tout à fait d'accord avec toi : l'être humain a peut-être évolué, mais fondamentalement, nous restons des animaux sauvages qui feraient n'importe quoi pour survivre et se protéger. Et effectivement, être une "bonne personne" demande pas mal de travail sur soi et, surtout, d'être attaché à certaines valeurs morales que l'on s'oblige à respecter.
    J'aime ces romans qui nous parlent de notre fragilité et de la façon dont nous pourrions "basculer" de l'autre côté.

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    1. Tout à fait. Moi aussi, j'aime ces lectures qui nous font réfléchir sur nous-mêmes, qui nous font grandir.

      Au fil de ce livre et d'autres similaires, je réalise un peu plus chaque fois à quel point les "circonstances" sont aussi une inconnue qui peut parfois tout changer dans nos réactions et nos actions.

      Le très beau « Comment devenir un monstre » de Jean Barbe est un autre titre à classer parmi ces « regards sur l'humain lorsqu'il devient inhumain ».

      Tout récemment, dans le même ordre d'idée, j'ai également repéré (et je vais lire très prochainement) le livre de Serge Joncour : « Chien-loup ».

      Une liste ou un challenge sur cette thématique commence à trotter dans ma tête. À suivre... :)

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