J'ai appris le décès de Nefertari Bélizaire il y a quelques jours. Comme beaucoup, son livre m'avait bouleversée lors de sa sortie. J'avais alors écrit un article à son propos pour le webzine littéraire La Recrue du Mois. En hommage à cette enfant abusée et à la femme courageuse et talentueuse qu'elle était devenue, je partage ici aujourd'hui ce billet publié initialement en octobre 2014.
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Enfances ravagées
Il y a d’abord eu Cru de Nefertari Bélizaire. J’ai ouvert ce livre, l’ai lu dans sa totalité, l’ai refermé. Ai-je respiré durant cette lecture? Je ne crois pas. J’ai été abasourdie par ce cri déchirant. Le témoignage de Nefertari Bélizaire est percutant. Viol, pédophilie et crime contre l’humanité sont au cœur de ce roman.
J’ai enchaîné avec Ma belle blessure de Martin Clavet. Le même phénomène s’est reproduit. Respiration coupée. L’intimidation a remplacé le viol, l’intensité du récit est puissante, là encore.
Mais après les cris, le silence est parfois encore plus insoutenable. On demeure là, hébété, avec dans la tête la voix d’une enfant qui nous rappelle inlassablement au long de son récit qu’elle n’a que deux ans et demi. Deux ans et demi, deux ans et demi, deux ans et demi… Et celle d’un jeune garçon qui ne rêvait que d’une chose : jouer au ballon avec les autres dans la cour de récréation.
Les procédés sont différents pour livrer ces témoignages : lettre au bourreau rédigée des années plus tard dans le premier cas, journal intime rédigé au jour le jour dans le second. Mais dans les deux cas, les enfants ont décidé de prendre la parole, les victimes s’expriment.
On comprend aisément que ce livre de Nefertari Bélizaire fait office de thérapie pour la femme qu’est devenue la victime de ces actes odieux. Ne devrait-il ne servir qu’à cela, ce livre mériterait d’être écrit et lu. Il permet d’étouffer le besoin de vengeance. Dans le cas du roman de Martin Clavet, la vengeance a bel et bien lieu; elle n’est plus tournée vers soi au cours d’un processus d’autodestruction, mais vers l’autre. Car, seules ces deux issues sont envisageables pour les survivants de ces atrocités.
Les bourreaux quant à eux — on nous le démontre doublement –, poursuivent leurs vies en toute impunité.
Nefertari Bélizaire donne la parole à sa narratrice des décennies plus tard, permettant à celle-ci de faire un autre constat : en plus d’avoir été souillée, Poupa réalise à quel point elle a également été manipulée par son agresseur, son parrain, son « guide spirituel » selon la tradition religieuse.
« Le petit Jésus me confie une mission. Il dit : Dis à la Poupa qu’il faut qu’elle joue avec Parrain Stepan. C’est la seule façon de devenir une bonne petite fille. Il faut que la Poupette joue avec le gros doigt de Parrain Stepan. »
Et lorsque son plaisir commence :
« Hum… Oh oui, le petit Jésus est content, oui, il est content. C’est comme ça qu’il faut être une bonne petite fille. Oh… hum. »
Poupa se convainc peu à peu qu’il s’agit donc là de la punition que lui inflige Jésus. Pourtant, un mince espoir parvient à se frayer un chemin parmi ces actes ignobles répétés durant des mois. La vue d’un cheval blanc ou le spectacle de la mer parviennent à émerveiller l’enfant de deux ans et demi. Malgré tout. La blessure à la main de Rastaban devient belle. Malgré tout.
« J’ai admiré ma belle coupure, ma belle viande rose. Je voyais la lumière au fond de la coupure, et pis j’entendais les anges qui chantaient du Dinosaure Diesel genre la chorale au temple si tu vois ce que je veux dire. Je pouvais pas m’empêcher de la sentir, de lui faire des bisous à ma belle blessure. »
On remarque ici un ton décalé. Martin Clavet a aussi pris, parallèlement, l’option de placer son récit dans le futur. Un futur proche, mais futur tout de même. Comme si le passage à l’acte de l’écriture n’était pas totalement assumé, comme si la réalité dite était encore trop crue, comme si un artifice était encore nécessaire pour être capable de coucher les événements sur le papier. Nefertari Bélizaire pour sa part a su trouver le ton exactement adéquat à la libération de ce cri. Elle sait que celui-ci est bruyant et est en paix avec ça.
En terminant, je m’interroge sur le rôle que devraient jouer de tels livres dans notre société. Je me questionne sur la nécessité de leur écriture et de leur lecture si elles demeurent sans suites concrètes dans le sens d’une condamnation pure et simple des bourreaux.
Que peut faire le lecteur bousculé par ces romans avant que le bruit du monde en mouvement n’engloutisse les mots de Nefertari Bélizaire et Martin Clavet?
Bibliographies
CruNefertari Belizaire
Leméac, 2014
112 pages
Site de l’éditeur : http://www.lemeac.com/
Ma belle blessure
Martin Clavet
VLB, 2014
128 pages
Martin Clavet
VLB, 2014
128 pages
Site de l’éditeur : http://www.edvlb.com
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